Les cris du jour ou l'écrit du jour ? C'est peut-être le texte de la semaine (et pourquoi pas de l'année ?!!!!)
directement sorti de mon inspiration poétique, où chacun est libre de traverser la frontière entre fiction et réalité...
Bonnes lectures !

vendredi 5 juillet 2019

Le boucher

Le jour se lèvera bientôt et le boucher ne dort pas. Il a beau bailler à s’en décrocher le hachoir, ses yeux ne se ferment plus. Derrière ses paupières, des fantômes dansent. L’insomnie claque des doigts pour marquer la cadence. Il n’a pourtant jamais tué personne. Il a plus l’habitude de nourrir les gens que de les faire mourir. C’est un gourmand, il aime la vie. Pas comme ces bourreaux qui ont les mains pleines de sang. Quoique. Il a bien émincé quelques cœurs. D’abord généreux ami ou amant, il lui est arrivé de larguer des amarres, ou d’être quitté par des frères et des sœurs qu’il croyait aimer pour toujours. Alors le boucher ne dort pas. Son petit cœur saigne d’avoir perdu ou trahi, et ses fantômes dansent dans la nuit. Il aimerait renouer avec ces âmes perdues, les resservir et les aimer, leur redire « Y en a un peu plus, j’vous l’mets quand même ? » Mais personne ne franchit plus le seuil de sa boutique depuis longtemps. La vie éloigne parfois ceux qui s’aiment et le boucher ne dort pas, car ce n’est pas avec de la ficelle à rôti qu’on peut retisser des liens et se pardonner. Alors les fantômes dansent dans la nuit et entrainent le boucher dans leur farandole. Ils le poussent, le balancent et l’enivrent de leurs cris, comme des animaux qu’on égorge. Ils lui font perdre la tète, et le boucher perd pied. Certains fantômes lui chatouillent les côtes à en pleurer. Il voudrait les embrasser, les calmer, les attendrir, mais ils le repoussent. Il trébuche et tombe. La folle danse s’achèvera dans un bain de sang, sans musique macabre ni rythme cadencé. Les fantômes s’insinuent silencieusement dans l’homme blessé, ricanent de le voir incapable de se relever. Leurs sarcasmes crépitent dans sa carcasse. Ils le saisissent et il a beau se débattre, ils le pendent par les pieds à ses crochets, le dépècent et le vident, déroulent ses entrailles, sans se soucier du boucher qui braille. Cette petite danse les a affamés. Ils mangent les abats, découpent les morceaux de choix, s’en payent une bonne tranche et récoltent l’âme damnée du boucher. Elle gît, pale, exsangue et pauvre, dans un petit plat, sans bien comprendre ce qui lui est arrivé. Alors son fantôme préféré ferme les yeux du boucher. Il va pouvoir enfin se reposer, maintenant que le jour est levé.