Samedi 27 septembre
Mon fils donnait à l’équipage les instructions nécessaires à la navigation de notre sous-marin tout en scrutant dans le périscope, l’air concentré. J’avais été invité pour cette plongée lors de laquelle nous devions rendre visite à sa mère et à son frère. Nous allions les rejoindre dans leur laboratoire itinérant adapté à l’étude de cet environnement, occupés à mener leurs recherches sur le milieu dans lequel nous évoluions. Notre vaisseau se déplaçait juste sous la surface et, mon fils m’invitant à observer par le périscope, j’eus tout le loisir de découvrir la beauté de cette région inexplorée. L’image était parfois submergée mais la plupart du temps je pouvais contempler le monde du dessus. Un océan de verdure sous un ciel d’un bleu immense et sans nuages. Ça et là des taches de couleurs formées par des bouquets de fleurs me donnaient l’impression de survoler un patchwork bigarré. De temps à autre une forme se détachait au loin pour planer quelques instants au dessus de ce puzzle coloré avant de plonger dans la canopée. Soudain mon fils ordonna la descente. Je pris alors pleinement conscience que nous ne naviguions pas dans un milieu liquide mais entre les houppiers de grands arbres peuplés d’une faune nombreuse qui ne semblait pas effrayée par la présence de notre véhicule. La machine avançait lentement, prenant soin de se frayer un chemin à la limite entre chaque arbre. Mon fils me précisa que les moteurs avaient été conçus pour émettre le moins de bruit possible. La coque était doublée d’une enveloppe molle et n’offrait aucune aspérité ni excroissances auxquelles pourraient s’accrocher les lianes. Ainsi le vaisseau, telle une bulle légère, circulait sans que la moindre feuille ne tombe sur son passage. Sa couleur variait en outre et imitait tantôt les rayons du soleil filtrant à travers les hautes branches, tantôt la pénombre des profondeurs lorsque le sous-marin s’enfonçait dans les abysses de la forêt. Camouflage idéal.
Je n’en croyais pas mes yeux. Mon fils ajouta que cette machine avait été conçue grâce aux plans dessinés par sa mère et son frère. Tous deux étaient habitués à cette nature sauvage mais il leur manquait un appareil pour prélever facilement les échantillons les moins accessibles, les observer et les analyser sous toutes leurs coutures. Ma femme et le jumeau de mon fils étaient en effet d’inlassables chercheurs au service de la connaissance et leurs travaux étaient plébiscités par toute la communauté scientifique. Au-delà de leurs travaux de recherche fondamentale, certaines applications avaient pu être découvertes dans le domaine de la pharmacie notamment et avaient permis de soulager des malades pour qui la science n’avait pas encore trouvé de remède. Mon fils s’apprêtait à m’expliquer comment ils avaient trouvé par exemple un remède définitif à toutes les formes de dysfonctionnement neurologique lorsqu’il fut interrompu par un appel du chef de pont : « Capitaine, nos radars indiquent une présence inhabituelle au labo ! ».
Les écrans affichèrent les images observées à distance par les appareils équipés de capteurs à infrarouges et à rayons X. Mon fils confirma la présence de deux silhouettes imprévues à l’extérieur et une à l’intérieur du laboratoire. Il fit aussitôt stopper les machines et zooma au maximum avec le périscope. Malgré la distance on distinguait clairement deux types armés positionnés de chaque côté de la porte. L’image agrandie des radars permit en outre de constater que ma femme et mon fils étaient assis au milieu de la pièce et qu’une personne se tenait debout près d’eux. Le technicien de bord parvint à obtenir l’image de la caméra intérieure et nous pûmes observer la scène depuis un coin en hauteur. Ma femme et mon fils, ligotés sur leurs chaises et bâillonnés, semblaient abattus mais en bonne santé. Ils n’avaient sans doute pas opposé de résistance à leurs agresseurs, ou pas eu le choix. Face à eux, dos à la caméra, une silhouette féminine athlétique était vêtue comme pour une intervention d’un groupe d’élite et déambulait sans que l’on voie son visage. Sa chevelure brune et bouclée frôlait ses épaules et dissimulait même son profil. Mon fils bouillait mais gardait son calme. Il lui semblait connaitre cette femme mais il ne parvenait pas à se souvenir de qui il s’agissait.
Le sonar nous offrit enfin la possibilité d’écouter la conversation :
« - Je vous laisse encore deux heures pour bien réfléchir chers professeurs. A l’issue de ce délai, si vous ne me révélez pas le secret de votre dernière découverte, j’aurai le plaisir de mettre fin à votre carrière en vous offrant une petite poêlée de ce fameux champignon que vous avez débusqué l’année dernière dans les profondeurs extrêmes de la forêt ! » Puis elle lâcha un rire cruel et sortit sur la terrasse.
« - Ce rire et cette voix… je les connais », chuchota mon fils.
Il resta un moment plongé dans ses pensées puis la mémoire lui revint tout à fait. Cette folle était une ancienne collègue de ma femme qui avait toujours été jalouse de son succès d’après mon fils. Je lui demandais de quel champignon elle parlait.
« - Il s’agit d’une espèce que nous avons découverte lors d’une de nos plongées dans les grandes profondeurs l’année dernière. Ce champignon sécrète l’un des poisons les plus violents que nous connaissons. Sa consommation, même en quantité infime, entraine une mort lente, douloureuse et nous ne disposons d’aucun antidote. », acheva-t-il sans plus de commentaire.
J’aurais aimé dire quelque chose mais je restais sans voix, dépassé par la situation. Comment allions nous sortir de l’impasse ? Mon fils m’affirma avec sang froid que le temps était avec nous. Dans deux heures la nuit tomberait bientôt et le bulletin météo annonçait un orage qui allait renforcer la pénombre. Nous pourrions agir à la faveur de la nuit et maitriser la situation. L’équipage se prépara et le sous-marin descendit suffisamment pour ne pas être repéré puis se posta à bonne distance, sous le laboratoire. Trois ombres furtives s’échappèrent de l’appareil pour s’évanouir dans la nuit. Les caméras infrarouges fixées à leur équipement nous permirent d’assister à l’opération, aux premières loges. Les écrans diffusaient des bribes de forêt sombre. Soudain la face d’une bête réveillée trop brusquement jaillit à nos yeux. Je craignais le pire. Pourvu que les malfrats ne repèrent pas nos sauveteurs ! Ces derniers étaient encore suffisamment loin sous la terrasse du labo et je me rassurais en espérant que les gardes ne soupçonneraient rien d’inhabituel et ne relèveraient pas le mouvement d’un animal qu’ils imagineraient peinant à s’endormir. L’ascension me parut interminable. Les hommes progressaient lentement, prudemment pour être le plus discrets possibles. Les images défilaient sur les écrans. J’étais subjugué par la délicatesse avec laquelle ils posaient leurs mains sur les branches et la souplesse et la fluidité avec lesquelles ils grimpaient le long du tronc. Mon fils se rongeait les ongles. Je l’entendis murmurer « Courage les gars, vous y êtes presque ».
Enfin la terrasse apparut au dessus de nous et par l’entrelacs de son grillage nous distinguions les larges semelles des deux gardes et celles plus fines de leur chef. Les micros embarqués des gars nous permirent d’écouter les propos de la chef des ravisseurs :
- « … source fiable m’a confirmé que leurs travaux portent sur un médicament permettant aux membres d’être facilement ressoudés si ils ont été tranché net ! C’est prodigieux, ils ont observé cette faculté chez certaines grenouilles qu’ils ont trouvées dans les flaques qui se forment aux creux des plus hautes branches. Nous allons faire fortune en développant ce produit miraculeux », conclut-elle en émettant de nouveau son rire affreux, accompagnée par les gloussements niais des deux autres.
J’étais atterré. Si cette infâme escroqueuse et ses sbires parvenaient à vendre cette horreur aux armées du monde entier, la paix sur Terre ne serait plus qu’un lointain souvenir…
Enfin, mon fils donna l’ordre d’intervenir. Les hommes prirent position, leurs caméras nous renvoyant chacune l’image d’un des membres du trio infernal. Habitués à manipuler des sarbacanes dans une végétation dense pour projeter des seringues hypodermiques lorsqu’ils prélevaient des espèces animales pour leurs observations, les biologistes n’eurent aucun mal à anéantir les truands. Rapidement ils se hissèrent sur la plateforme, ligotèrent les ravisseurs et pénétrèrent dans le labo pour rassurer et libérer les otages. Pendant ce temps le sous-marin reprenait de l’altitude et vint se positionner à hauteur du laboratoire. Les corps endormis des trois malfaiteurs furent fermement sanglés et enfermés séparément dans des cellules à fond de cale. Nous rejoignîmes bientôt ma femme et mon fils qui reprenaient leurs esprits sur la terrasse du labo et nous nous embrassâmes longuement. Ma femme m’avoua qu’elle était soulagée que cette aventure se termine si bien. De toute façon cette arnaque n’aurait certainement pas abouti d’après elle puisque leurs recherches démontraient que cette faculté ne serait jamais transférable à l’homme. Je n’arrivais pas à me réjouir de ce qui semblait être pour elle une bonne nouvelle. J’aurais aimé que cette découverte puisse être utilisée pour toutes les victimes d’amputations, quelles qu’elles soient.
Extrait
de mon "Carnet de voyage au pays des rêves", projet en cours, inspiré
par un cauchemar de mon fils, de mes propres rêves et de ceux de mon
entourage, prétexte à faire évoluer un personnage comme bon me semble
entre rêve, fiction et réalité.