Vendredi 5 septembre
« -Y’en a un peu plus ! J’vous l’mets quand
même ? »
Personnellement, je ne refuse jamais. Vous si ? Celle que je préfère
c’est ma bibliothécaire, qui me glisse toujours un petit bouquin en plus dans
le sac avant de quitter la médiathèque. « Ça, ça devrait vous
plaire ! » Pas toujours… mais qu’importe ? Après tout c’est
cette bonne intention de nos commerçants préférés qui fait que nous avons
plaisir à retourner chez eux, non ? D’ailleurs, je me suis toujours
demandé si les bouchers devaient suivre pendant leur formation initiale un
module spécial pour apprendre quelques phrases magiques comme « Le temps
est reparti au beau, hein ? » ou « Et il est parti en
vacances ? » ou encore, s’adressant aux enfants « C’est pour qui
le morceau de saucisse ? » ! J’étais justement en train
d’entamer une liste de ces belles banalités dans ma tête en achetant une
baguette quand un type menaçant entra dans la boulangerie. Il s’approcha de moi
et je sentis qu’il pointait une arme sur moi à travers la poche de son
imperméable. Je souris à la boulangère en lui tendant sa monnaie. Elle eut
l’air surpris en voyant le monsieur me suivre de prêt et me raccompagner dehors
sans rien acheter, mais elle ne dit rien, même pas « Bonne
journée » !
Une voiture nous attendait dehors. Le type ouvrit la portière de
derrière et me fit signe de monter sans un mot. Je n’avais pas d’autre choix
que d’obtempérer. Il posa délicatement son chapeau sur la banquette entre nous
deux pendant que la voiture démarrait. Je croisais le regard du chauffeur dans
le rétroviseur. Pas l’air commode non plus. L’homme au chapeau me tendit un
téléphone qui sonna et je décrochais. Une voix ferme m’informa que le transfert
était en cours et que je n’aurais qu’à suivre gentiment les instructions et
tout se passerait bien. Je me permis de demander de quel transfert il
s’agissait. « De votre fils voyons ! Vous savez très bien qu’il doit
être remplacé ! Ne faites pas l’idiot et tout se passera bien ». Puis
il raccrocha. Mon voisin de banquette me tendit alors une pochette dans
laquelle je découvris quelques documents. Une photocopie couleur de deux
portraits identiques de mon fils. Sous chaque photo était inscrite une légende.
« Avant » sous celle de gauche, « Après » sous celle de
droite. Le deuxième document était une liste d’instructions à suivre pendant le
transfert. Les autres feuilles étaient agrafées et un post-it était collé sur
la première page « Pour la bonne marche des opérations, veuillez signer ce
contrat et parapher chaque page ». Ce que je fis après avoir lu le
document. Rien de particulier si ce n’est le paragraphe mentionnant que je ne
chercherais jamais à faire obstacle ni à revenir sur cette démarche
administrative imposée par la loi en vigueur qui consistait à remplacer un
enfant sur deux cent cinquante mille après son troisième anniversaire. La liste
d’instruction décrivait le transfert comme une simple formalité à laquelle l’un
des parents devait assister pour accompagner son enfant et récupérer son
remplaçant.
Je n’avais aucune intention de laisser faire cette bande d’olibrius
mais je fis mine de coopérer. Notre voiture prit de la vitesse en montant sur
l’autoroute et nous suivîmes bientôt un cortège de six gros véhicules
tout-terrain noirs. Mon voisin utilisa son téléphone pour informer ses
collègues que nous étions en place. J’entendis son interlocuteur
répondre : « Parfait. Le colis est en deuxième position.
Rendez-vous au chalet. » Un premier 4x4 emprunta la sortie suivante. Puis
deux autres aux sorties prochaines. Nous n’étions plus que quatre véhicules
lorsque nous quittâmes l’autoroute à notre tour pour emprunter une
départementale sinueuse dans un environnement rural et vallonné. Je ne
parvenais pas à quitter des yeux le deuxième véhicule. Je me demandais comment sortir
mon fils de là lorsqu’à un carrefour deux camions s’intercalèrent
judicieusement entre les trois véhicules de tête, dissimulant celui où devait
être installé mon fils. Notre voiture pila et je n’eus pas le temps de
réfléchir plus avant. Un autre camion barrait notre retraite et déjà des hommes
cagoulés et armés entouraient les véhicules et intimaient l’ordre à leurs
occupants de sortir. Mon chauffeur lâcha un juron dont le sens m’échappa : « Saloperie
de Morcre ! ». Une fois dehors j’aperçu mon fils monter dans le
premier camion. Les occupants des quatre véhicules furent immédiatement
abattus !
J’étais encore sous le choc de cette exécution sommaire collective
lorsqu’on me poussa fermement vers le camion où j’avais vu monter mon fils. Il
se jeta dans mes bras et le camion démarra en trombe. Après avoir échangé une
longue étreinte entrecoupée de rires et de larmes, l’un des hommes de la bande
qui venait de nous libérer, ou de nous kidnapper, je ne savais plus trop où
nous en étions, m’adressa la parole avec douceur : « Monsieur, j’ai
le plaisir de vous annoncer que nous venons de mettre fin au remplacement de
votre enfant. Je suppose que vous n’avez jamais entendu parler du MORCRE, le
Mouvement de Résistance Contre le Remplacement des Enfants. Il s’agit d’un
groupe qui lutte depuis quelques mois contre cette loi injuste qui a fait trop
de malheureux depuis dix ans et vous êtes notre deuxième client. Nous allons
vous emmener en lieu sur et vous allez pouvoir reprendre une vie normale.
Je n’en croyais pas mes oreilles ! Je venais peut-être à la fois
de retrouver la mémoire et mon fils… ou pas ?!
Extrait
de mon "Carnet de voyage au pays des rêves", projet en cours, inspiré
par un cauchemar de mon fils, de mes propres rêves et de ceux de mon
entourage, prétexte à faire évoluer un personnage comme bon me semble
entre rêve, fiction et réalité.