Ça cogite dur dans la tête de la Vénus de Milo. Tout le monde ou presque se demande où sont passés ses bras et ce qu’ils font. Elle aussi aimerait bien le savoir. Elle en a marre de rester là sans bouger. « Avec tous ces passants qui me reluquent, l’œil en point d’interrogation, c’est vraiment malaisant, pense-t-elle. Et certains se le rincent, l’œil, en vérifiant si mes seins sont symétriques. D’autres les touchent carrément quand les gardiens ont le dos tourné ! Si seulement j’avais des bras, je leur collerais une bonne paire de claque. Ils ne resteraient pas de marbre ! Mais qu’est-ce qu’ils font ces fichus bras ? Ça fait tellement longtemps que je les attends que je ne me souviens même plus si j’en ai déjà eu. »
Elle décide donc d’embaucher un professionnel pour les retrouver. L’inspecteur Tommy Hanna mène l’enquête et rassemble les témoignages et indices qui pourraient le mettre sur une piste. Il étudie d’abord la déesse sous toutes ses coutures et constate que ce qui lui reste est plus court d’un côté que de l’autre. Il y a donc un déséquilibre entre les deux fugitifs. « L’un a sûrement l’ascendant sur l’autre, c’est élémentaire », déclare-t-il. Par ailleurs, notre limier a observé des restes d’empreintes digitales suivies de traces de reptation qui prouvent que les fuyards utilisent leurs doigts pour avancer, suivis des bras ballants. L’inspecteur sait donc dans quelle direction ils sont partis, mais il ignore jusqu’où. « Assurément ils préparent un mauvais coup, estime-t-il. Depuis le temps qu’ils sont partis, ils espèrent s’être fait oublier ». Mais c’est sans compter la ténacité de l’inspecteur ! Il ne renonce jamais à une affaire et espère bien leur passer prochainement les menottes. Hélas, il doit bien reconnaître que pour le moment, ses pistes sont maigres. Mais se pose-t-il les bonnes questions ?
Que font les bras de Vénus ?
La question peut sembler saugrenusse,
Pourtant, ils doivent bien faire quelque chose, ces paires de radius, humérus et cubitus !
Pour le savoir, approchons de la belle immobile.
Sous ses airs impassibles, elle mime des gestes invisibles. Parfois elle s’étire, de temps à autre elle dabe, d’autres fois elle dirige un orchestre. D’ailleurs, si vous la posez dans une fosse, elle peut interpréter la tétralogie de Wagner sans attraper de crampe, ce qui n’est pas le cas de la plupart de ses confrères et consœurs. Il lui arrive aussi de crawler, de danser la Macarena et de faire atterrir des avions de ligne. Mais ce qu’elle préfère, c’est faire sauter des crêpes, tricoter de longues écharpes et faire semblant de conduire. Bien sûr, elle n’a pas le permis, mais on peut lui laisser le droit de se bercer d'illusions, non ?
Ce que l’inspecteur ignore aussi, c’est que les bras de la Vénus de Milo sont partis de leur propre chef. Parce qu’elle leur faisait faire n’importe quoi ! Et que j’te gratte dans le dos dans des angles impossibles à tenir, et que j’te rattache les sandales sans se baisser, du bout des doigts, pour jouer la gracieuse, et que j’te fasse des grands coucous aux autres statues du musée… Bref, ils en ont eu marre et ils l’ont plantée là. L’un est parti lancer le javelot aux jeux paralympiques avec un athlète manchot, l’autre pétrit de belles fournées chez le boulanger du quartier. Si la Vénus était matinale, elle le saurait, mais elle ne va jamais chercher les croissants, car en bonne déesse qui se respecte, elle émerge au moment de la sieste. À cette heure-là, ses bras se reposent, l’un d’avoir beaucoup pétri, l’autre d’avoir beaucoup lancé !
Pendant ce temps, l’inspecteur cherche toujours, tandis que dans la salle des arts religieux indiens, une déesse recompte ses bras : « 2, 4, 6, 8, 10, 12 ! C’est bien ce qui me semblait, j’en ai deux en trop ! » Le bras droit interpelle le bras gauche : « Pssst ! J’t’avais bien dit de tourner à gauche après la Joconde ! » « La quoi ? » « Mona Lisa, le sourire en coin là, t’en fais exprès ou quoi ? » La déesse ne supportant plus ces bravardages, elle s’ébroue et les deux intrus partent en rampant. « Oh les braslourds ! Bon débrarras ! » souffle-t-elle. Tandis que les bras de la Vénus s’éloignent en rampant. À force de chercher, ils retrouvent leur propriétaire. « Ah ! Vous voilà vous deux ! Vous avez longtemps brillé par votre absence ! Remettez-vous en place ! » Enfin, la main gauche couvre un sein et la droite l’autre. Et la Vénus sourit d’avoir retrouvé un peu d’intimité. Maintenant, elle peut s'afficher sur les réseaux, sans craindre la censure !
©Mr.stARTue